Louis Pisano

"Révolution. Un point c’est tout. On a besoin d’une révolte sociale totale."

Louis Pisano, photographié par Lenny Attab dans les rues de Paris, porte une tenue de Collini Milano. Pour En Mode Magazine..
Louis Pisano, photographié par Lenny Attab dans les rues de Paris, porte une tenue de Collini Milano. Pour En Mode Magazine.

Je m’appelle Louis, je suis un chroniqueur mode, un écrivain, quelqu’un qui crie trop sur internet, qui critique parfois… Je ne sais pas trop, j’ai toujours détesté ce genre de question, genre « qui es-tu ? », parce que je me sens tellement multifaces qu’il m’arrive d’oublier qui je suis. La malédiction de notre génération hahaha. J’ai commencé dans la mode en tant que responsable des relations publiques à Milan, après avoir quitté les Etats-Unis et atterri en Europe. Je n’y connaissais rien ni personne, ce qui, en toute honnêteté, n’a pas vraiment été un obstacle parce que, depuis tout petit, j’ai toujours été ce gamin à l’école qui attire toute l’attention sur lui. Du coup les relations publiques, ça me correspondait parfaitement. Mais finalement, je ne suis pas resté dans cette voie parce que je déteste devoir défendre la vision des autres. Alors maintenant je suis directeur artistique pour moi et moi seul !

PEUX-TU DÉCRIRE L’ÉTAT ACTUEL DE L’INDUSTRIE DE LA MODE EN CE QUI CONCERNE LA DIVERSITÉ, LA DURABILITÉ ET LA TRANSPARENCE ?

Je pense que l’industrie de la mode commence à peine à se réveiller, après une longue période où elle s’est contentée de quelques coups d’éclat en matière de diversité, de durabilité et de transparence. Je pense que les événements de ces derniers mois, avec la façon dont les réseaux sociaux se sont vraiment mobilisés derrières ces causes et le fait que les gens n’ont plus peur de tenir les entreprises pour responsables, ont vraiment réveillé les hauts-placés du milieu. Ils ont enfin pris conscience de la réalité, en mode : « oh merde ! Les gens vont vraiment enquêter et regarder ce qu’on fait et si on n’est pas à la hauteur, ils ne vont plus nous soutenir et on va perdre de l’argent ! ». Du coup les efforts sont longs à venir pour l’instant parce que, pour la première fois, les entreprises se rendent compte de la tâche monumentale qui les attend pour vraiment faire changer les choses.

COMMENT EN EST-ON ARRIVÉ LÀ ?

On en est là parce que l’industrie de la mode a toujours été sur une ligne où elle cherchait à créer de l’aspiration, de l’envie, et non de l’inspiration. La mode, ça a toujours consisté plus à exclure – il faut être IN sinon tu es OUT – qu’à inclure tout le monde. Du coup, ce qu’on a dans les structures du pouvoir, c’est des gens qui n’ont jamais été challengés, qui n’ont toujours été entourés que par des gens comme eux. Ça a créé un milieu très homogène. Mais heureusement, le monde extérieur est en train de gagner la bataille : les murs de l’arrière garde se fissurent.

COMMENT ES-TU DEVENU ACTIVISTE ? ET QUE DIRAIS-TU À QUELQU’UN QUI PENSE QUE LA POLITIQUE, CE N’EST PAS POUR LUI ?

Bah, je ne me suis pas réveillé un matin en me disant tout à coup : « Hey ! Si je devenais activiste parce que c’est super à la mode ? ». Je crois que depuis mon enfance, j’ai toujours été animé par des convictions fortes et j’ai toujours vu le monde tel qu’il était. Je suis quelqu’un qui a toujours voulu faire partie de ceux qui changent le monde pour en créer un où on pourrait tous être heureux. Je pense que travailler dans la mode donne la possibilité de faire changer les choses à une échelle plus atteignable. Cette industrie est comme une version miniature du monde. C’est peut-être un entrainement qui me servira si je veux un jour me lancer en politique, qui sait ? Pour tous ceux qui pensent qu’ils n’ont pas à s’impliquer parce que la politique, ce n’est pas pour eux, je voudrais leur dire qu’il est temps de se réveiller. Tout le monde a un rôle à jouer là-dedans. La politique, ça impacte tout le monde, toutes les facettes de nos vies. Donc si tu ne veux pas t’impliquer, ne te plains pas que les choses ne changent pas, parce que tu es complice de la stagnation de la société.

EST-CE QUE TROUVER DU TRAVAIL DANS L’INDUSTRIE DE LA MODE A ÉTÉ PLUS DUR POUR TOI DU FAIT DE TON PROFIL D’ACTIVISTE ?

Bien sûr que ça l’a été, mais Dieu merci, je suis freelance et la plupart de mes missions sont pour des gens qui font appel à moi justement à cause de mes opinions. Je pense que ça aurait été très difficile d’être aussi engagé politiquement si j’avais été directement employé par une entreprise, ou si j’avais essayé de travailler avec des médias plus traditionnels. Evidemment j’aurais été obligé de faire attention à ce que dis. Beaucoup d’entreprises et de marques n’aiment pas que leurs employés ou futurs employés fassent trop de vagues. Donc heureusement pour moi que je travaille à mon compte maintenant !

DERNIÈREMENT, ON A TOUS REMARQUÉ À QUEL POINT LA JEUNE GÉNÉRATION S’EST IMPLIQUÉE POLITIQUEMENT : EN DIFFUSANT LES LUTTES SUR LES RÉSEAUX, EN SENSIBILISANT SUR DIFFÉRENTS PROBLÈMES, NOTAMMENT PENDANT LES MANIFESTATIONS BLACK LIVES MATTER, QUI ONT FAIT SUITE AUX MEURTRES DE GEORGES FLOYD ET DE BREONNA TAYLOR. POURTANT, ON VOIT AUJOURD’HUI DE MOINS EN MOINS DE CONTENUS SUR CE SUJET, SURTOUT SUR INSTAGRAM. ALORS COMMENT FAIRE POUR QU’ON CONTINUE D’EN PARLER ? AS-TU PEUR QUE LE MOUVEMENT S’ESSOUFFLE, QUE LES GENS ET LES MARQUES, SURTOUT LES INFLUENCEURS, FINISSENT PAR NE S’EN SAISIR QUE DANS UN BUT MARKETING ?

Je suis un peu triste de voir comment le sujet des violences policières sur les Noirs-Américains, qui avait explosé ces derniers mois au plus fort du mouvement Black Lives Matter et de l’histoire de Georges Floyd, est en train de retomber. Mais ce qu’il faut en tirer, c’est que nous devons travailler encore plus dur et crier encore plus fort. Les gens qui continuent d’en parler sur les réseaux sociaux font en sorte que ça ne soit pas juste une mode mais que ça reste un sujet de fond, qu’on comprenne qu’il faut résoudre ce problème. On doit continuer d’y travailler activement. Je pense que lorsque ça a fait le buzz, c’est effectivement devenu, pour beaucoup de gens, une simple tendance passagère sur Instagram : le sujet du moment quoi. C’est devenu stylé de montrer ton soutien aux personnes noires, à la cause noire et aux entreprises noires. Les gens voulaient avoir l’air d’être engagés pour mieux reprendre leur feed habituel le lendemain. Ce qu’on doit faire c’est ne pas braquer les projecteurs sur les grandes célébrités et les influenceurs connus qui se contentent de coups de comm’. Il faut mettre en lumière, au contraire, les gens qui sont à la base de la pyramide, les vrais activistes. Ce sont eux qu’il faut garder au cœur du narratif.

JE SAIS QUE TU ES À PARIS EN CE MOMENT. QUE PENSES-TU DU COMBAT D’ASSA TRAORE CONTRE LES VIOLENCES POLICIÈRES ? BEAUCOUP, SURTOUT À LA TÉLÉ, LUI REPROCHENT DE TRANSPOSER EN FRANCE UNE PROBLÉMATIQUE AMÉRICAINE, COMME SI CE N’EN ÉTAIT PAS UNE ICI AUSSI. QUE RÉPONDRAIS-TU À CETTE ACCUSATION ?

Honnêtement, j’ignorais tout du problème monumental des violences policières en France jusqu’à il y a environ un an, quand mon meilleur ami parmi les influenceurs français, Yoanne Mobengo, a été attaqué par la police pour une histoire de fausse identité. Il s’est retrouvé tout à coup plongé au cœur de la lutte contre les violences policière et c’est ce qui m’a fait connaitre l’histoire d’Adama Traore. Ce qu’Assa fait en mémoire de son frère est vraiment admirable. Surtout ici, dans une ville aussi conservatrice que Paris. Je pense que beaucoup de gens décident de ne pas la soutenir parce qu’ils ne veulent pas se confronter au fait qu’ils font partie du système. Voire qu’ils en sont complices, dans le sens où leur passivité a permis à la situation de devenir aussi grave qu’elle l’est aujourd’hui. Du coup, c’est beaucoup plus facile pour eux de la définir comme extrémiste. Ce que je voudrais dire à ces personnes, c’est qu’elles ne peuvent pas rester là sans rien faire et blâmer les autres en prétendant que les violences policières n’existent pas en France. C’est exactement ce qui a fait que la situation est devenue si catastrophique aux Etats-Unis. Parce que, pendant trop longtemps, les gens se sont voilé la face et ont prétendu que tout allait bien dans le meilleur des mondes.

PEUX-TU PARLER DU RACISME EN ITALIE ? COMMENT ÇA SE MANIFESTE DANS LA MODE ITALIENNE ? POURQUOI EST-ELLE SI DÉSINHIBÉE ?

Le racisme en Italie est tellement normalisé qu’il s’est glissé dans toutes les facettes de l’industrie et de la société dans son ensemble. Il y a une culture de l’ignorance largement perpétuée par les médias mainstream et par les politiciens. Tu sais, la mode n’est pas épargnée par cette mentalité à Milan. On pourrait penser que dans une grande ville cosmopolite comme ça, la mentalité serait plus ouverte. Malheureusement ce n’est pas le cas. On y retrouve cette mentalité arriérée qui imprègne même les grandes villes et tout le système. Le pire c’est que c’est revendiqué. Il suffit de regarder la télé ou les autres médias pour se rendre compte que ce qui est considéré comme le summum du succès en Italie, c’est la médiocrité. Et quand on célèbre la médiocrité, la société ne peut pas progresser.

AS-TU DÉJÀ SUBI DE L’HOMOPHOBIE OU DU RACISME LÀ-BAS ?

J’ai subi l’homophobie et le racisme, et souvent les deux entremêlés. Genre, tu reçois une insulte raciale et ensuite une insulte homophobe, le tout dans la même phrase. C’est ça être une personne racisée queer, un noir gay, en Italie. C’est une culture très fermée d’esprit. Les gens pensent la différence comme une arme. Ils la voient comme une menace contre tout ce qu’ils ont connu dans leur vie et ça leur fait peur. Et les gens qui ont peur font des choses stupides et irrationnelles.

COMMENT POURRAIT-ON FAIRE PEUR AUX INTOLÉRANTS ? PENSES-TU QU’ILS PEUVENT CHANGER ET DEVENIR MEILLEUR ?

Je ne crois pas que les gens intolérants aient peur de la cancel culture. Et quand je dis « intolérants », je veux parler des gens vraiment haineux. Pas ignorants, haineux. Ils savent très bien ce qu’ils disent et font et sont prêts à affronter les conséquences de leurs actes, quelles qu’elles soient, parce que ces actes reflètent qui ils sont, leur nature profonde, ils sont en accord avec eux-mêmes. Je pense que ce sont plutôt les gens ignorants qu’il faut cibler. Ceux-là peuvent changer, devenir meilleurs. Ils ont juste besoin de vivre une expérience qui les pousse hors de leur petite bulle et leur montre que le monde est plus grand que ce qu’ils imaginent.

QUE PENSES-TU, JUSTEMENT, DE LA CANCEL CULTURE ? EST-CE TOUJOURS LE MEILLEUR MOYEN DE S’ATTAQUER À L’INTOLÉRANCE ?

Plus le temps passe, moins la cancel culture semble efficace, alors je pense qu’il faut dès maintenant trouver de nouvelles solutions qui donnent de meilleurs résultats. C’est vrai que c’est parfois super marrant, mais est-ce que ça a encore de l’impact à long-terme ? Pas vraiment. On doit vraiment construire des structures qui rendent les gens responsables de tout ce qu’ils disent et font. Mais pour l’instant tout ce qu’on a, c’est un mouvement qui « cancel » les gens, et l’espoir que ça leur fasse réaliser qu’ils ne sont vraiment pas loin de se mettre tout seul dans la merde avec leurs propos.

DES MARQUES COMME MOWALOLA ET TELFAR ONT PAS MAL FAIT LE BUZZ DERNIÈREMENT. A TON AVIS, QUEL IMPACT PEUVENT-ELLES AVOIR SUR L’INDUSTRIE DANS SON ENSEMBLE ?

Ce que Mowa et Telfar font est en train de changer l’Histoire. Elles sont en train de réparer un système cassé et éculé. C’est tellement audacieux, et elles s’en foutent parce que ce sont des visionnaires. Elles n’ont pas envie de continuer à alimenter le statu quo parce que le statu quo actuel craint ! Ces marques sont vraiment en train de poser les bases de la nouvelle industrie de la mode. Je pense que des marques qui font attention à ce qu’elles font et adaptent leurs business models comme ça vont rencontrer un immense succès, tandis que celles qui ne le font pas vont peu à peu sombrer.

COMMENT PEUT-ON SE RASSEMBLER ET FAIRE SOCIÉTÉ, UNIR TOUTES LES MINORITÉS ET LEURS ALLIÉS ? ET SI LA MODE AVAIT UN RÔLE À JOUER LÀ-DEDANS, LEQUEL SERAIT-CE ?

Et bien, pour commencer, je pense que les différentes minorités doivent mettre à plat les problèmes qu’elles ont les unes avec les autres. Et la plupart de ces problèmes trouvent leurs origines dans les rapports avec les Blancs. Il y a encore un gros travail de décolonisation mentale à faire. Ensuite, il faut qu’on travaille très dur avec les alliés pour s’assurer que nous sommes visibles et entendus partout, que ceux qui sont dans des positions de pouvoir ne nous oublient pas, mais qu’en parallèle, nous construisions nos propres structures de pouvoir. La mode influence la façon dont les gens se perçoivent eux-mêmes. Les gens se tournent vers elle pour savoir comment se comporter et les tendances à suivre. C’est pour ça que la mode doit être un vecteur de changement. Elle doit montrer au monde qu’il n’y a rien de mal à embrasser une société multiculturelle, au-delà de sa valeur « esthétique ». Elle doit montrer que la beauté, ce n’est pas un modèle à taille unique.

EN TANT QUE CONSOMMATEURS, AVONS-NOUS ASSEZ DE POUVOIR POUR INFLUENCER LA SOCIÉTÉ ? N’EST-CE PAS CONTRE-PRODUCTIF SI LES CAPITALISTES NOUS FONT CROIRE QU’ILS NOUS ÉCOUTENT ? COMMENT ÉVITER LE PIÈGE DE DEVENIR UN SIMPLE ROUAGE DU FILON DES « CONSOMMATEURS RESPONSABLES » ?

Du pouvoir, on en a, mais en même temps, on n’en a pas. Les consommateurs, par définition, consomment. Et ils le font assez aveuglément. Je ne crois pas que les gens aient envie de se réveiller et d’influencer activement la société, parce qu’on a été biberonnés pour devenir hyper narcissiques et égoïstes. Et le plaisir instantané, ça fait tellement de bien. Peut-être que dans un avenir très lointain la société se réveillera, mais pour l’instant, tout ce qu’on peut faire en tant qu’individus, c’est faire des choix informés et sensibiliser notre entourage.

AVEC LE COVID-19, LES CATASTROPHES NATURELLES, LE CHANGEMENT CLIMATIQUE ET LES RÉVOLTES SOCIALES, IL Y A BEAUCOUP DE PROBLÉMATIQUES EN JEU EN CE MOMENT ET ON A L’IMPRESSION QU’ON N’A PLUS VRAIMENT LE TEMPS DE TERGIVERSER. QUEL EST LE MEILLEUR CHEMIN ? AVONS-NOUS LE TEMPS D’ÉVOLUER OU AVONS-NOUS BESOIN D’UNE VÉRITABLE RÉVOLUTION ? ET SI TEL EST LE CAS, QU’EST-CE QUI POURRAIT LA DÉCLENCHER À TON AVIS ?


Révolution. Un point c’est tout. On a besoin d’une révolte sociale totale. Les gens font comme s’ils en avaient quelque chose à faire du réchauffement climatique, du racisme etc., mais ça reste très superficiel, juste parce que les médias en parlent et que ça leur donne une identité d’avoir l’air de s’y intéresser. La révolution ne peut pas avoir lieu en ligne mais pour l’instant, les gens restent persuadés que si, et c’est un problème. Une révolution, ça suppose qu’on laisse tomber nos téléphones et qu’on plonge la tête la première dans la vraie vie. Mais pour beaucoup de monde, c’est une perspective effrayante et ils préfèrent regarder le monde à travers un filtre Instagram ou un feed Twitter, ça leur permet de rester détachés. Le jour où il n’y aura plus Internet sera le premier jour de la révolution.

POUR FINIR, POURRAIS-TU NOUS CONSEILLER QUELQUES ENTREPRISES DE BIPOC À SOUTENIR EN 2021 ?

Sansovino 6, Stella Jean, Brother Vellies, HANIFA, Romeo Hunte, LaQuan Smith, Telfar, MOWALOLA, Christopher John Rogers, Victor Glemaud